Les disciples ont eu le temps d’observer Jésus. Bien sûr, les guérisons, les libérations sont des signes éblouissants mais autre chose les interroge grandement : la confiance que Jésus a envers son Père. Ça crève les yeux quand ils le voient prier. « Seigneur apprends nous à prier » mais aussi « Seigneur augmente en nous la foi». Me vient alors une question : n’est-ce pas en contradiction avec l’hymne à la charité de St Paul ? « J’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. »
La foi sans l’amour, ce n’est rien. Quand Jésus parle à son Père, quand il prie, il aime. Les évangiles décrivent Jésus comme un homme libre. Il y est décrit également comme soumis à son Père. Quelle sorte de soumission vit-il? N’est-ce pas contradictoire avec l’idée de liberté? Un mot permet de comprendre que c’est justement le chemin de la liberté. C’est le mot amour. C’est par amour pour son Père, par amour pour nous que Jésus s’engage sur le chemin qui le mènera au Golgotha. C’est par amour qu’il vivra une certaine précarité et acceptera la souffrance de ne pas avoir un toit, une sécurité, un moment de répit, souffrance d’un ventre qui crie famine parfois, souffrance de l’humiliation, de la marginalité toujours.
Christ accepte par amour de communier au malheur et à la souffrance de l’homme. En Jésus, Dieu visite nos ténèbres pour que la lumière vienne toucher ce qui est blessé, parfois au cœur d’une blessure profondément enfouie. Au creux de la blessure : la lumière. C’est cette lumière jetée dans les ténèbres qui œuvre, souvent dans l’anonymat de Dieu. C’est cette lumière qui explique la résilience.
La parabole de la foi capable de déplacer un arbre et de le jeter à la mer est quand même étonnante. En admettant que c’est possible, comment comprendre l’intérêt de déplacer un arbre et de le jeter dans la mer. N’est-ce pas de la toute-puissance ? C’est la provocation de la parabole. C’est comme cela qu’une parabole fonctionne. Trouver la faille et vous entrez dans la compréhension du message crypté de la parabole. La deuxième partie du texte semble changer complètement de sujet. Il s’agit de se considérer comme serviteur, simple serviteur, serviteur quelconque, subordonnée peut-on traduire. Le Boss, c’est le Seigneur, c’est Lui qui donne le sens et le sens c’est l’amour.
« Mais alors que dois-je faire Seigneur ? Le Seigneur répond : « je désire d’un grand désir ta collaboration. Laisse-toi conduire, c’est moi qui donne le sens à cette puissance divine qui est tout le contraire de la toute-puissance. Ma toute-puissance, je l’ai mis dans l’amour. La toute-puissance de l’amour, voilà le sens ultime de ta vie. » Pour illustrer ce propos, je me permets de vous partager le récit d’un accompagnement que j’ai démarré en l’an 2000 avec Félicité qui souffrait de toxicomanie. Le récit de son enfance est tragique ! Alors qu’elle n’était pas encore née, sa mère cherchait déjà à la faire mourir. Abandonnée à la naissance et élevée par son grand-père, tout lui faisait peur. Enfant, Félicité a passé son temps à se cacher sous la table, dans les placards, jusque dans la chambre froide, pour échapper au regard des autres perçus comme hostiles. Surtout à partir de sept ans et demi, quand sa mère, qu’elle ne connaissait pas comme étant sa mère, l’a arrachée à son grand-père pour l’emmener vivre chez elle.
Profondément marquée par la peur et l’angoisse, elle s’est alors fabriqué une prison intérieure où elle se sentait en sécurité, bien que perpétuellement menacée. Le tragique handicap de Félicité, c’est qu’à neuf ans et demi, son cœur et son corps d’enfant ont été profondément souillés par le viol qu’elle a subi de la part de son beau-père. Comment, dans ces conditions, affronter la vie réelle ? Après ce nouveau traumatisme, il lui est impossible de grandir normalement. Neuf ans et demi sera l’âge où Félicité boira sa première bière, fumera son premier joint et commencera sa première fugue. C’est le danger du prédateur qui l’amène dans l’illusoire bien-être de l’addiction. Être bien, sans le danger de la relation, sans la peur de l’autre. Grandir est trop difficile pour Félicité, les handicaps et la souffrance sont trop lourds. Elle tourne le dos à la vie réelle et s’amorce alors pour elle un vrai chemin de mort. En trois ans, elle va jusqu’au bout de sa descente aux enfers. A l’âge de douze ans, elle est déjà «Junkie » dans des «squats » sordides du quartier St Eustache.
Félicité se procure la drogue dans la rue St Denis, elle voit mourir sous ses yeux Michel, à cause du contenu d’une seringue qu’elle avait failli s’inoculer avant lui. Pourquoi se perdre dans l’illusoire bonheur de la drogue ? Dieu le sait, lui qui sonde les reins et les cœurs et n’abandonne jamais ses enfants et visite tous les bas-fonds de la terre. « Qu’aux enfers, je me couche, te voici…même là, ta main me saisit (Ps 139, 8-10). » Dieu soutient le pauvre qui gémit et, au temps opportun, il va mystérieusement appeler Félicité à la vie et lui demander de témoigner de la vraie liberté. C’est au fond du caniveau que Dieu la rejoint pour lui donner le trésor de sa vie. Mais quel travail, quel chemin pour Félicité ! Le fait qu’elle ait frappé à la porte des Alcooliques anonymes l’a sauvée. Les A.A utilisent cette expression « Dieu tel que nous le concevons » pour que ni les agnostiques, ni les athées ne soient exclus de la démarche.
Dans le même sens, ils parlent d’une puissance supérieure capable de faire retrouver la raison face à la dépendance. Au commencement de son chemin de foi, Félicité a pris l’expression « Dieu tel que nous le concevons » comme une hypothèse sur laquelle s’appuyer. Pour Félicité, la notion de Dieu était très vague et elle n’était pas convaincue de son existence. Elle a donc fait une hypothèse. « J’ai ressenti la nécessité de trouver cette puissance supérieure, dit-elle. J’ai alors découvert le « faire comme si ». Il ne s’agissait pas de jouer les dévotes, ni de mentir en affirmant une foi que je n’avais pas. « Faire comme si » ne se fonde pas sur les arguments académiques et théologiques en matière de croyance mais uniquement sur mes besoins et l’état désespéré de ma vie. Je me suis défini une puissance à moi, une puissance confortable, j’ai alors fait comme si cette force était effectivement présente et j’ai constaté les bonnes choses qui m’arrivaient.
Plus ma vie s’améliorait, plus grandissait ma conviction qu’une puissance supérieure à moi-même pouvait me rendre la raison. Je croyais en Dieu, mais je n’avais pas la conviction que Dieu pouvait faire quelque chose contre ma maladie. C’est parce que l’aspect spirituel de la maladie m’échappait totalement. Parfois, j’estimais que Dieu, ayant d’autres choses à faire, comptait bien que je m’occupe moi-même de cette banale question de dépendance. Au début, je ne comprenais pas que Dieu m’aime avec tout ce que je suis, y compris mes problèmes de dépendance. » « Comme si ». Cette expression risque de paraître ambiguë à certains. Dans le cas présent, il ne s’agit ni de faire semblant, ni d’une autosuggestion ou d’une duplicité, voire d’une hypocrisie. En fait, Félicité se met simplement dans une attitude vraie d’attente et d’ouverture à la réalité spirituelle dont elle suppose l’existence. Elle accepte de faire coïncider son propre désir dans celui de Dieu, s’il existe et c’est cela qu’elle veut expérimenter de façon tangible dans le concret de sa vie.
Tant d’années se sont écoulées depuis, et, maintenant, elle sait que Dieu l’a toujours enveloppée de son immense tendresse, surtout dans les pires moments. Sa vie bouleversée l’a amenée à l’humilité, c’est-à-dire à la juste connaissance d’elle-même, ni dans une haine de soi, ni dans un orgueil démesuré d’être la seule victime au monde. Non, c’est tout simplement se voir comme serviteur quelconque ouvert à l’amour de Dieu qui invite à une profonde collaboration avec lui pour surfer ensemble sur les forces de vie.
Bmg